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Orlando - Virginia Woolf partie1

17 Novembre 2007 , Rédigé par ISobel Publié dans #Curiosités


 

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Introduction

 

 

 

« Dieu créa l’Homme à son image, il le créa, mâle et femelle il les créa » (Gn, 1.27)

 

Orlando est l’histoire d’un personnage indéfinissable : bien qu’il endosse les deux sexes, il n’en a aucun. Bien qu’il traverse tous les âges, il n’en a pas. Bien qu’il traverse tous les états, il n’en est aucun que l’on puisse lui attribuer.

 

On est habituellement présenté à un héros en ayant droit à des indications, explicites ou implicites, description physique ou pronoms révélateurs, donnés, spontanément ou non, par un narrateur qui a décidé une fois pour toutes et depuis longtemps du sexe de sa « créature ». Au tout début du premier chapitre de son Orlando, Virginia Woolf pose une ambiguïté sur le sexe de son personnage dans la même phrase par laquelle elle tente de la dissiper: "he -for there was no doubt of his sex, though the fashion of the time did something to disguise it". Cette phrase d'attaque singulière nous plonge de plain pied à la fois dans le style léger et simple qu’utilisera l’auteur, mais également et surtout dans ce qui sera la problématique principale de toute l'oeuvre, celle qui nous fera nous interroger sur qui est Orlando. "Qui", ou plutôt "quoi".

 

Des portraits de Vita Sackville-West, destinataire de cette œuvre, écrivain, amie et amante de Virginia Woolf, sont utilisés, parmi d’autres, pour illustrer Orlando après la métamorphose en femme de son héros (héroïne ?), mais au-delà du simple hommage rendu à une proche contemporaine, Orlando prend rapidement une tournure moins légère que V. Woolf ne l’admet elle-même dans son journal. (« Des vacances d’écrivain », dit-elle à propos de son roman, alors qu’il n’est pas encore achevé).

La brève description que nous fait V. Woolf  en guise d’incipit n’aurait pas tant d’importance si elle n’annonçait, dès le début de l’histoire, la promesse que le jeune Orlando allait se retrouver affublé de vertus plus féminines que son sexe d’origine ne devrait le lui permettre et ni surtout s’il ne se voyait brutalement, en plein milieu de son existence, métamorphosé en créature du sexe opposé.

 

Dans un voyage nous conduisant au cœur même des mythes et écrits bibliques liés de tous temps à l’androgynie, et en faisant endosser à la nature tous les rôles qu’elle peut en fonction des dispositions de celui par les yeux duquel elle est observée, Virginia Woolf utilise son personnage éponyme pour nous guider de façon presque ludique jusqu’au au cœur du Divin. 

 

 

 

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Ni d’Eve, ni d’Adam



La Côte cachée d’Adam

 

 

Orlando est né Homme, « fils d'Adam ».

 

Nous sommes en 1640. Nous sommes présentés à un jeune garçon de seize ans réunissant toutes les vertus alors attribuées à son sexe et issu d’une grande famille de la noblesse anglaise. Le rideau se lève sur un geste viril à souhait : le jeune Orlando donne de grands coups d’épée sur une tête de Maure ramenée par son père d’une lutte contre les Infidèles en Afrique.

 

C’est à la description de son cerveau « a very roomy one » que l’on est mis en présence de la grande jeunesse d’Orlando, de sa grande innocence, et par là de l’évidence que ce cerveau spacieux devra bien, tôt ou tard, être rempli. Nous sommes donc face à une ébauche de personnage, qui ne cessera alors pas d’être en construction tout au long du roman.

 

La présence d’asphodèles est un symbole qui plonge déjà Orlando dans l’ambiguïté des sexes, car il s’agit d’une des rares plantes hermaphrodites recensées. En effet, à peine le garçon  nous est-il présenté comme un vigoureux jeune « chevalier » brûlant de pouvoir à son tour accomplir les prouesses réalisées par ses ancêtres mâles, que le voilà décrit avec l’aide d’une multitude de termes généralement attribués au sexe opposé. Ses yeux deviennent des violettes, ses tempes des médaillons, ses joues sont de pêche et ses dents d’amande.

 

Tout au long de la première moitié du roman, Orlando, devenant Lord Orlando, ne cesse d’être affublé de  passions féminisantes, par leur statut même de passions. Il aime entre autres la délicatesse des arts ce qui est justifié par le fait que la noblesse d’alors, lorsqu’elle n’était pas sollicitée pour prendre part aux divers conflits qui éclataient un peu partout dans l’Europe du dix-septième siècle, avait en majorité pour s’occuper des loisirs liés à ce que l’on attribue aujourd’hui au sexe féminin (une certaine pratique de la musique entre autres, et des arts en général). Si ce n’est pas le seul fait d’Orlando, ce trait caractéristique précis n’en est pas moins grossi jusqu’à l’excès par une V. Woolf qui nous peint le portrait d’un jeune Adam portant encore en lui la côte qui servira à construire son Eve.

 

Il est placé dans ses occurrences masculines en fréquente compagnie de femmes ayant fortement tendance à se calquer sur lui, ce qui renforce encore ce sentiment de confusion. La Reine, dans une sorte de passation de pouvoirs, fait de lui le prolongement idéalisé de sa vie, ainsi que son double: « This is my victory » clame-t-elle en le prenant contre son sein. Avant son idylle avec la princesse Russe, Sasha, alors qu’il ne sait pas encore si elle est un homme ou une femme, on voit le jeune garçon soumis à un sentiment de jalousie et de frustration mêlées amenant à se poser la question suivante : Orlando se considère-t-il lui-même comme un homme ou est-il déjà imprégné de la conscience qu’il ne peut plus être soumis à la classification des genres ? Adam se savait-il homme avant que ne naisse la femme ?

 

 

La torpeur et l’extraction

 

 

Dans la Genèse, on nous apprend qu’Eve a été extraite de la côte d’Adam pendant que celui-ci dormait. « Dieu fit tomber dans une torpeur l’homme qui s’endormit ; il prit l’une de ses côtes (...) et (la) transforma (...) en une femme ». (Gn, 2.21-22)

 

Orlando, devenu Duc, subit le même traitement, infligé par son « biographe » qui le plonge dans un des sommeils auxquels V. Woolf nous habitue dans son roman et qui sont le symbole de profonds changements chez Orlando. Et quels changements ! Virginia Woolf met également la Bible au service de sa narration en adoptant le même ton détaché et catégorique que celui que l’on rencontre dans les Saintes Ecritures, établissant les choses et ne laissant aucune place au doute ou à la contestation. C’est une Genèse qu’écrit la romancière en recréant l’Être Humain dans ses deux dimensions, l’une masculine, l’autre féminine, les deux étant étroitement imbriquées : « Orlando was a man till the age of thirty ; when he became a woman and has remained so » nous dit simplement V. Woolf pour évoquer cette cohabitation des deux sexes, à l’instar de la Genèse qui nous décrit homme et femme comme étant « une seule chair » (Gn, 2.24).

 

Dans ce même passage de la métamorphose de Lord Orlando en Lady Orlando, Virginia Woolf recrée une scène digne des grandes tragédies Shakespeariennes ou des opéras spirituels de la première moitié du dix-septième siècle. Ce n’est pas sans rappeler ces scènes ou des hommes aux voix de castrats prenaient l’apparence de femmes pour incarner les personnages constituant la longue procession des suivantes de la Vertu, dont les « Ladies of Purity, Modesty and Chastety » ici mises en scène font partie. L’Opéra (et par extension le théâtre) étant par excellence le lieu de tous les travestissements, ce n’est pas sans raison que Virginia Woolf utilise ce procédé pour mettre en scène la transformation de son héros en héroïne. Ce passage symbolise également la maturité, le franchissement du seuil de l’ « âge adulte », période de la vie à laquelle l’enfant sort d’un brouillard asexué pour entrer dans le monde sexué qui définira par la suite son « genre ».

 

La Mythologie grecque nous offre également son lot d’« Orlando ». L’androgynie et le cumul de deux identités imbriquées sont visibles dans la Genèse Grecque : le Cosmos étant un œuf, figure féminine, autofécondé et donnant naissance à une figure principalement masculine, Chaos. Mais l’exemple le plus probant est certainement celui du dieu Hermaphrodite qui, à l’instar d’Orlando, est le fruit de deux parents illustres (la mère d’Orlando est une très belle femme : Aphrodite, et son père un grand voyageur : Hermès). Il est, tout comme son avatar Anglais, né homme, et sa moitié féminine est également révélée à la suite d’une étreinte passionnée, dans son cas avec la nymphe Salmacis qui avait fait le vœu d’être unie à lui pour toujours après qu’il ait repoussé ses avances.

 

 

 

L’Arc d’Aphrodite 

 



A trente ans, Lord Orlando devient Lady.

 

Eve est sortie sans heurts de la cage thoracique d’Adam et va pouvoir commencer à arracher son compagnon à la triste monotonie des plaisirs contemplatifs du jardin d’Eden.

 

A ce stade de l’histoire, Orlando, comme l’attestent les trompettes venues pour le réveiller de sa torpeur, n’avait été qu’un « mensonge », à comprendre un témoin vastement passif et évasif, très abstrait. En devenant femme, il prend place dans la réalité, dans le concret. Toutes les émotions dont il aura caressé et exploré la théorie seront enfin mises en pratique. Il ne devient pas seulement une créature féminine, mais plutôt une figure alliant les forces des deux sexes (en tant qu’homme, il en cumulait plutôt les supposées faiblesses). C’est en cela qu’Orlando, une fois devenue femme s’accomplit non seulement à travers sa féminité, mais aussi à travers sa virilité. Elle montre autant d’assurance en homme qu’en femme et n’hésite pas à jouer de la confusion qu’elle peut faire naître auprès des représentants des deux sexes, « unilatéraux » quant à eux.

 

C’est là encore une allusion à la Genèse et au fameux épisode du fruit de l’arbre de la Connaissance. Adam, lorsqu’il vivait seul, menait une existence prospère et contemplative, jouissant des bienfaits prodigués par Dieu et par l’Eden. Dès qu’Eve est apparue, personnifiant à la fois la dualité, le miroir, l’ennemi et donc le mouvement, elle a entraîné une précipitation des évènements. On retrouve également ici le Titan Chaos, né du Cosmos, extirpant par son apparition le Monde de la torpeur dans laquelle il se complaisait.

 

 

Orlando, une fois préparée à éradiquer les conditionnels pour se lancer dans la pratique et dans le réel, préparée donc à se concevoir et se ressentir comme une unité apte à rencontrer et aimer autrui, fait la connaissance de Shelmerdine, lui aussi figure androgyne, et que l’on soupçonne d’avoir eu un parcours exactement contraire à celui d’Orlando. Peu importait donc peut-être qu’Orlando ou Shelmerdine soient nés en premier homme ou femme, ce n’est qu’à la deuxième incarnation qu’ils parviennent à un stade de connaissance d’eux-mêmes suffisant pour se comprendre, individuellement, puis mutuellement et enfin de s’unir, devenant même parents.

 

C’est en ayant pris conscience d’Eve qu’Adam s’est senti devenir lui-même et un « lui-même » différent d’ « elle », et ce n’est qu’à eux deux qu’ils purent commencer à envisager de perpétuer l’espèce.

 

On remarque également que le féminisme bien connu de Virginia Woolf transparaît à ce stade plus qu’ailleurs, déjà dans le simple choix d’un héros masculin trouvant son aboutissement en femme (et non l’inverse, comme suggéré envisageable par le personnage de Shelmerdine), et aussi dans la description strictement physique de Lady Orlando. Là où sa moitié masculine montrait, parmi pourtant nombre d’atouts plus appréciables, un visage tout juste « morose », Lady Orlando est peinte comme étant d’une beauté éclatante : « no human being, since the world began, has ever looked more ravishing ».

 

« I’m Nature’s Bride »

Le Paganisme

 

 

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Nous avons remarqué des évocations parallèles entre l’androgynie d’Orlando et les pages de la Genèse. Grâce à la mythologie gréco-latine, nous avons déjà posé un pied sur les pistes d’une autre manifestation du Divin, plus proche des éléments cette fois-ci, assimilable aux moeurs païennes. Le paganisme est tout particulièrement attaché au paysage anglais qui a vu naître une grande partie de ses principales croyances. Orlando, être atypique, se pose en véritable lien entre le règne humain et le règne naturel : ses relations avec la Nature sont de tous genres, ce qui fait de cette dernière une actrice majeure de la dimension mystique de la confusion des genres dans Orlando.

 

 

La Muse

 

 

La Nature est omniprésente dans l’œuvre de V. Woolf. Nous passerons sur le point de vue strictement littéraire et la profusion des comparaisons et métaphores attribuant successivement à Orlando et son entourage, directement ou indirectement,  des vertus s’appliquant plus généralement à la Nature, ainsi que toutes les personnifications animalières (le vautour du moment de la métamorphose, symbolisant le vice Luxure par exemple), pour en venir à ce qui nous concerne directement  ici, c'est-à-dire l’aspect spirituel de ce qui devient un personnage à part entière chez la romancière anglaise.

 

Lorsqu’il est encore Lord, Orlando est obnubilé par la Nature, à tel point qu’il ne cesse de comparer tout ce qui en lui provoque des émotions à des éléments qui la composent. Ainsi entre autres Sacha devient un renard blanc, un olivier, le sommet verdoyant d’une colline, etc.

 

Ce n’est pas sans rappeler les différentes métamorphoses des divinités olympiennes, usant de ce procédé pour approcher les mortels sous couvert. Mais cela rappelle également et surtout les incarnations des deux divinités Païennes principales : le Dieu, également appelé (entre autres) Cernunnos, souvent associé au cerf ou au chêne et la Déesse, connue sous les noms d’Astarté, d’Hécate, de Kerridwen ou encore de Diane, parfois assimilée à la biche ou au lierre. Ces deux polarités du Divin Wiccan sont endossées successivement, non seulement par Lord et Lady Orlando, mais aussi par son environnement.

Dès que les éléments se déchaînent, en glace, en tempête, en rayons ardents, ce n’est toujours que pour se plaquer aux sentiments d’Orlando vis-à-vis de ce à quoi il assiste. On se souvient de l’affluence des nuages gris venant symboliser devant les yeux écarquillés de Lady Orlando le passage du dix-huitième au dix-neuvième siècle, ainsi que de la glace emprisonnant Londres au moment ou notre petit Lord est encore totalement préservé des influences extérieures et de tout sentiment réel par une sorte de bouclier imaginaire faisant de lui le maître des théories et le piètre praticien qu’il est alors, abrité derrière le miroir des apparences et des fantasmes.

 

            Sachons, pour anecdote, que dans la religion Païenne la Déesse est la plus vénérée des deux divinités principales, laissant au Dieu une place somme toute très réduite... Le légendaire féminisme de Virginia Woolf n’est jamais totalement réduit au silence !

 

Partie 2 



 

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