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A Housemaid's Tale

16 Novembre 2007 , Rédigé par ISobel Publié dans #Plumeries

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J'avais seize ans quand je suis entrée à son service. Je ne savais ni lire ni écrire. Quant à parler, c'était tout juste si j'étais en mesure de construire une phrase correcte et il n'était pas question pour moi d'en mettre deux côte à côte sans rougir et baisser les yeux pour les confondre dans un balbutiement. De là où je venais, personne n'avait tenu à me faire apprendre quoi que ce soit d'autre que le meilleur moyen de faire briller l'argenterie et de laver le linge.

 

 

Evidemment, j'étais orpheline. Je dis évidemment, car ces premières lignes ressemblent à celles de beaucoup d'autres histoires dont les héroïnes sont presque toujours me semble-t-il des orphelines analphabètes. En somme, ma vie s'annonçait déjà comme ce qu'elle ne cesserait jamais plus d'être : un mélange de banalités romanesques impropres à être inscrites dans une quelconque autre réalité que la relative réalité littéraire. Mais je ne le savais pas : rappelons que j'étais analphabète, orpheline de surcroît et donc sous la tutelle d'une personne qui aurait dû être une marâtre ou un vieil alcoolique brutal, cherchant à profiter de la fraîche main d'oeuvre que moi et d'autres mioches ramassés au hasard des rues auraient dû former. Mais il n'en était rien et même si mon récit en eût gagné une dimension formidable, je ne saurais le prétendre.

 

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Tante Jude (c'est ainsi qu'elle voulait que je l'appelle même si elle était beaucoup trop âgée pour être ma tante), Tante Jude disais-je, était d'une grande gentillesse, à peine dissimulée sous les manières rudes qu'une longue vie de lavandière dans les faubourgs parisiens est seule à faire naître. Elle avait le dos droit malgré la planche et ses mains, cirées par les usages successifs du savon, s'adonnaient souvent au rite de la coiffure sur ma personne, avec une grande dextérité. Elle prenait du bout des doigts les plus petites mèches de ma chevelure, celles qui s'ébattent dans un éclat argenté à la racine du cou, pour les ramener dans les chignons qu'elle aimait à me faire. Après l'avoir ajusté et y avoir fiché à l'aide d'épingles un bandeau noir, ses mains me poussaient, un peu brusques mais toujours très affectueusement, à la base du dos, pour me signifier qu'il était temps d'aller travailler.

 

 

Quand je la vis pour la pemière fois, je fus pétrifiée. Elle avait mon âge, peût-être un an de plus, mais elle était une Dame, une vraie Dame, comme je n'en avais vu passer que devant les grands magasins. Elle était un peu plus petite que moi, mais n'importe qui eût cru le contraire tant sa silhouette était frêle et grâcieuse et tant la mienne était gauche et idiote par comparaison.



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Je suis entrée à son service par un amusant concours de circonstances: j'avais rencontré sa mère un jour que j'étais allée rendre visite à un ami commis pâtissier dans les beaux quartiers, pour lui montrer mes croquis. Car si je ne savais pas y accoler de paraphe, je me débrouillais assez bien pour le dessin. Il me répétait sans cesse que je devrais prendre des cours pour me perfectionner, mais il savait aussi bien que moi qu'un seul de ces cours m'aurait coûté bien plus que toute une vie d'argenterie et de reprises de dentelles pour toute une ville de bourgeois ne m'auraient permis.

 

J'étais pourtant sortie par une petite porte à l'écart des brouhahas du beau monde, mais alors que je tournais dans une rue perpendiculaire, je heurtai de plein fouet une haute figure qui avançait à pas pressés. Mes dessins furent projetés au sol et alors que je me confondais en excuses, regardant mes chaussures et de fait, celles de l'autre Dame qui me confirmaient que le mieux à faire était de m'incliner devant une personne appartenant de toute évidence à la bonne société, une longue main gantée de vert étira des doigts interminables vers les papiers crayonnés. Elle me demanda, à ma grande surprise, si c'était de moi. Je répondis oui. Elle me dit qu'elle cherchait quelqu'un. Quelqu'un qui en plus de travaux de ménage, de cuisine et de couture, serait capable d'enseigner à sa fille (elle avait dit 'Ophélie', avec une voix soudainement très douce) l'art du dessin. J'avais begayé que je ne savais pas comment on faisait pour enseigner et que ce n'était pas de l'art que je faisais, mais du dessin. Elle rit. Elle dût me trouver tarte, mais elle me dit pourtant qu'on m'apprendrait en échange à utiliser les couleurs, que je serais logée et nourrie et si je le voulais, correctement éduquée dans les arts. Tante Jude m'avait poussée vers la porte de sa paume douce et rude en me disant qu'elle savait que ça m'arriverait un jour, que j'avais une bonne fée et que je ne devais pas me retourner. Je ne sais plus comment la suite s'était déroulée, mais je m'étais retrouvée dans un vestibule, avec ma valise à la main et ma plus jolie robe (à comprendre: la moins laide).

 


Et je vis Ophélie. Et c'est là que je fus pétrifiée. Je n'avais aucune idée du sens de ce mot, mais comme toute chose dont on ne goûte la valeur du signifié qu'indépendemment de la connaissance du signifiant, j'avais vécu une métamorphose en pierre avant d'en avoir pu soupçonner la racine latine.

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Je passai les année qui suivirent à tenter d'enseigner à ces mains étrangement maladroites les délicatesses du dégradé et la platitude des perspectives qui, sans génie, ne ressemblent à rien d'autre qu'à de la mauvaise géométrie et à l'art de se salir les doigts. Du génie, elle n'en avait pas (pas pour le dessin).

 

Le récit de ces années passées auprès d'elle et de sa famille serait long. Son père était peintre et désespérait de voir sa fille si désespérément gauche avec un fusain et si désespérément brillante avec une plume. Sa mère, une femme d'apparence austère et au coeur aussi tendre que sa mâchoire était anguleuse, avait pensé qu'une personne devrait faire tampon entre la déception de son mari et son envie de partager sa passion et la solitude un peu amère de sa fille. En me ramassant à la sortie de la pâtisserie qui avait longtemps abrité mes rêveries artistiques qui n'avaient alors que le nom de 'dessin', elle avait trouvé à la fois une bonne, un apprenti pour son mari, une amie pour sa fille et un médiateur entre leurs deux tempéraments.

 

 

Moi, j'avais tout trouvé. Tout le reste. Mais ce qui eût le plus de prix à mes yeux, ce fût cet instant de paralysie dans le vestibule qui me l'apporta.

 

 

Ophélie avait fait naître en moi la passion du portrait, une passion qui devait ne plus me quitter. D'autres visages depuis le sien ont mis mon âme en proie aux plus vives sensations, mais le sien fût le tout premier. J'ai depuis essayé de le retrouver tel qu'il m'était apparu ce jour-là, mais il m'échappe encore. Ses yeux étaient grands et bruns, dissimulés sous deux paupières baissées comme le sont celles des Dames hautaines, ses lèvres fines dessinaient une vague qui par la suite me revint en mémoire en entendant certains mouvements des concertos pour hautbois de Vivaldi (je ne saurais expliquer pourquoi). Sa peau était d'un mat qui pouvait absorber toutes les variations de lumière en restant parfaitement blanche et veloutée, dégageant elle-même une sorte d'aura. Quant à ses cheveux, ils étaient regroupés sur le bas de la nuque par un peigne d'ébène qui établissait un contraste parfait avec leur blondeur de cendre.

 

Elle n'était pas particulièrement belle, mais elle avait la Grâce, et c'est cette Grâce que j'ai cherchée partout où mes yeux ont pu se poser depuis cette époque.

 

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Je l'ai retrouvée. Plusieurs fois. Souvent dans des paysages, la grise froideur des peintures anglaises, parfois dans des attitudes, le geste d'un saint quelconque montrant les cieux ou posant, lascif et attaché, au sommet d'un piquet.

 

 

Plus rarement, dans des visages.

 

Et une seule fois, dans un visage, il m'est arrivé de trouver en plus une infinie générosité qui donna au terme 'Grâce' sa dimension réelle, au-delà du mystique.

 

 

La Grâce, dans le dessin précis d'une arcade, le pli souple d'une paupière, la pulpe d'une lèvre modelée par une main généreuse. J'ai retrouvé la Grâce, une fois, une seule, dans un visage bon à faire des Vierges d'Annonciation.

 

 

La rencontre avec Ophélie avait soulevé une question qui m'avait apporté d'elle-même sa réponse, mais que je n'avais pas su déchiffrer sur le moment: A quoi reconnaît-on la Grâce?

 

 

On ne la reconnaît pas. C'est elle qui vous reconnaît, elle qui vous choisit et qui vous investit, elle qui décide de faire de vous son médiateur pour toucher le monde vivant et pensant.

 

 

Mais la Grâce des visages à faire des Annonciations est différente, elle n'est pas aussi mystique. Elle est simple, sans artifice et n'attend pas d'être sublimée par celui ou celle qu'elle choisit: elle n'attend que ce que l'on veut lui rendre, une réciproque, un équilibre.

 

 

C'est à cela que j'ai toujours essayé d'appliquer mes humbles talents, d'abord dans l'abstrait, l'abstrait inspiré par la Grâce seule, celle inspirée par Ophélie, puis enfin dans la réalité, celle qui n'existe que par le visage bouleversant d'une Vierge d'Annonciation.

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